Chambre avec vue
Ils sont quand même sympa, chez Krach and Partners. Plusieurs fois par an, ils envoient un type faire le Canada Dry à l'autre bout du pays. Oui, le Canada Dry. Il a la couleur d'un cadre sup, le costume d'un cadre sup, il conférence devant 200 personnes comme un cadre sup... sauf qu'en fait c'est juste un obscur grouillot de base de fond d'organigramme payé au lance-pierres, mais qu'il n'y avait que lui de libre à ce moment-là et que de toute façon c'est comme ça, ferme ta gueule.
Cette semaine, c'est sur moi que c'est tombé. On m'a collé dans les mains un Powerpoint sur un sujet que je ne connais pas, on m'a dit "tu tiens deux heures et tu passes tel message", le but étant que quatre groupes de rétifs adhèrent à 100 % à la stratégie exposée. Une paille, quoi. J'ai fait comme d'habitude, j'ai souri, dit merci et réservé mon billet de train.
Bon, je vous rassure, tout va bien. Trois réunions sont maintenant derrière moi, j'ai fait mon petit effet, personne dans l'assistance n'a remarqué que j'avais un commencement de dégât des eaux sous les aisselles et aucune question inattendue ne m'a déstabilisé. Mais je peux vous dire que je suis complètement rincé.
Et que c'est complètement de ma faute.
Je suis décidément trop con. Je le sais pourtant, depuis des années, que les voyages forment la jeunesse mais déforment les pantalons décuplent la fatigue. J'étais au courant qu'un préavis de grève SNCF promettait de rendre mon périple plus éreintant encore (rien que dans la journée d'aujourd'hui, 2 TGV et autant de métros avec moult enchaînements d'escaliers, qu'on maudit d'autant plus lorsqu'on est encombré d'une valise à roulettes elle-même surmontée d'un PC portable et qu'on est obligé de tout se trimballer à bout de bras). Je ne peux pas non plus faire celui qui ignore qu'une gastro, même finissante, ça vous décalque en grand.
Sombre crétin, va. Alors que ton seul remède était de grappiller de précieuses heures de sommeil, qu'est-ce qui t'a pris de veiller jusqu'à 2h30 du mat, deux nuits de suite, devant la télé dans ta chambre d'hôtel ?
Bah elle était là.
La télé.
Alors que d'habitude, pas. Ah non, surtout pas. Surtout pas dans la chambre, déjà que dans le salon, on s'était posé la question "on la garde ou bien ?". Oh que non. Surtout pas de ce "tue l'amour" qui supprime tout échange, toute conversation, fait de nous compulsifs de la zapette et nous transforme en larves vautrées devant n'importe quelle sous-merde racoleuse, et tu chantes chantes chantes ce refrain qui te plaît, ce rythme qui t'entraîne jusqu'au bout de la nuit réveille en toi le tourbillon d'un vent de folie...
Pouf pouf.
Bon, c'est vrai qu'il était bien José Garcia, invité chez Taddei, l'autre soir. Que revoir "Le bal des actrices" sur Canal, ça valait le coup. Et que si mon Jiminy Cricket intérieur ne m'avait pas commandé d'être enfin raisonnable, je me serais sans doute goinfré la redif de Capital ou le prometteur Judith Godrèche qui démarrait... Mais quand même, c'est du pousse-au-crime, ces hôtels, non ? Comme si ça ne suffisait pas qu'ils t'équipent la moindre chambrette d'un lit à la largeur improbable et d'une couette aussi douce que soyeuse, maintenant ils te sortent l'écran plat 16/9 riveté au mur, le son dolby surround machinchose, dans un alignement parfait, avec 60 chaînes à disposition...
Ah il est loin, le temps où tu te déboitais une épaule pour lorgner une image neigeuse de Télématin sur un vieux 36 cm collé au plafond comme à l'hôpital ! Maintenant, sur fond de guerre commerciale entre Ibis et Kyriad, n'importe quel deux étoiles t'offre du home cinéma dans du coton hydrophile. Alors que demain, y a école. Non, pire, y a interro.
Allez, passons, fin de l'épisode. Ce soir c'est retour à la normale, Morphée récupère ses droits et la télécommande reste muette, à l'étage au-dessous. Toutes mes excuses pour cette interruption prolongée des programmes...