La maison de Valérie
"Je ne suis pas à proprement parler ce qu'on appelle un maniaque. Simplement, j'aime que tout brille et que tout soit bien rangé. Quand je rentre à la maison, la première chose que je fais, c'est de me servir du thé. Je me verse moi-même le thé, bien au milieu du bol. Le sucre doit être vertical. Sinon c'est le bordel."
Ces phrases ne sont pas de moi. Les plus cultivés auront reconnu Pierre Desproges, l'un de mes auteurs de prédilection qui, sur ce coup-là, n'est pas très loin de décrire exactement ma façon de penser. Que les esprits mal tournés se rassurent, non, je ne vais pas aussi loin. Déjà, je préfère le café au thé, que je sucre après avoir rempli ma tasse, donc rien à voir. Je n'ai pas non plus une érection quand les cristaux liquides de mon radio-réveil indiquent 11h11, et je n'astique pas tous les soirs mon zèbre domestique au motif que ses rayures sont bien parallèles.
Cette précision faite, j'avoue. J'aime l'ordre. Un fauteuil envahi par des pulls, des sacs à main, des clés de voiture et des magazines, j'ai du mal. Un bureau qui disparaît sous des piles de courrier pas décacheté et des chargeurs de portable emmêlés les uns dans les autres, la colère monte. Et le pompon : une cuisine encombrée de plats graisseux, de vaisselle sale et de boîtes de conserves à moitié vides au moment d'aller se coucher, là, je peux carrément pas.
Faut que je range. Que je nettoie. Que tout reprenne sa place, sans un grain de poussière dessus, dans le tiroir ou la penderie qui lui est dévolu. C'est viscéral. Celui qui me dit "on s'en fout, on fera ça demain", il doit s'attendre à ce que ça décuple mon envie de tout remettre en ordre.
Pamela me le reproche assez (ah oui, pour les nouveaux, Pamela est ma chère, tendre et bordélique épouse, et si vous trouvez ce prénom ridicule vous avez raison, mais ça me faisait marrer de lui coller un pseudo affreux alors que son prénom, en vrai, est vachement joli). Donc Pamela me reproche souvent, vous disais-je, de vouloir faire de notre logis un appartement témoin. Et elle ajoute toujours qu'elle n'est pas bordélique, mais désordonnée.
Euh... c'est quoi la différence ?
Passons. C'est vrai qu'elle n'a pas tort, une maison ça doit "vivre" et c'est pas super rigolo de dire à son gamin de ranger sa voiture télécommandée avant de sortir son jeu de construction, de mettre sa veste sur un cintre au lieu de la laisser sur le dossier d'une chaise. Mais putain, comment ils font chez Valérie Damidot ?
Ah bah oui. Parce qu'avec les associations de couleurs, de motifs et les matières qu'elle ramène, la Valérie, y a pas intérêt à ce qu'un truc traîne, sinon tes yeux, tu sais plus où tu dois les poser. Parfois, quand je regarde l'émission, je mets un filtre sur l'écran, sinon ça fait trop mal. Et je baisse le son aussi. Les "waaaaaaaow, mais c'est pas vrai, c'est trop,trop, trop beau" attaquent mes tympans.
Faut dire que c'est pas facile pour les ploucs dont on a relooké le pavillon de banlieue façon Beverly Hills de jouer la comédie, de s'extasier avec force écarquillements d'yeux à chaque découverte. On leur a collé du mobilier super design, mélange de baroque à paillettes et d'aluminium brossé dans toutes les pièces, y a pas un bibelot qui leur rappelle leur maison d'avant, pas une étagère pour ranger des bouquins ou des CD, les murs sont des miroirs géants. L'ado boutonneuse pense très fort "merde, où je vais les mettre, mes posters de Tokyo Hotel ?" tandis que maman se demande comment elle va pouvoir virer l'énorme dinosaure qui trône dans la chambre du petit dernier. Mais bon. Ils ont signé après tout, c'est leur problème, pas le mien.
Le mien, c'est de me dire que ce décor de cinéma, quand il sera en bordel, il va plus ressembler à rien. Pour l'instant il est juste très moche et bling-bling à souhait, mais apprêté, soigné, nickel chrome. De toute évidence, quand il sera recouvert de fringues sales et de piles de journaux, quand on se prendra les pieds dans les jeux vidéo étalés sur le sol, quand les tables en verre fumé seront maculées de taches de café et de traces de doigts, ce sera tout de suite moins glamour.
En fait, je la soupçonne un peu, la Valérie, de le faire exprès. Elle doit être comme moi, attachée à ce que sa déco ait un sens, qu'elle ne soit pas dissimulée sous des monticules de trucs qu'on entasse, ni parce qu'ils sont jolis, ni parce qu'ils sont utiles mais parce qu'ils sont là et qu'on a la flemme de les descendre à la cave... voire à la poubelle.
Bon, c'est pas tout ça mais je vous laisse : je viens de voir deux coussins pas très bien alignés sur mon canapé.