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Ce sera sans moi !
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27 octobre 2009

Le temps d'un week-end

t_l_

Il allume à répétition des cigarettes blondes qu'il ne termine pas et qu'il écrase, d'un doigt volontaire, dans le cendrier placé devant lui. Il agrippe son verre de pastis, le troisième de la soirée, le porte à ses lèvres et relève les yeux vers l'écran. Un écran plat de cent vingt centimètres qui barre la moitié de la pièce, coincé entre un buffet poussiéreux jonché de bibelots inutiles et la gamelle des chiens.

Le volume est pratiquement au maximum. On perçoit à merveille les sirènes hurlantes et les crissements de pneus derrière le commentaire racoleur. "Le conducteur tente alors le tout pour le tout, il escalade le terre-plein central et s'engage à contresens, entraînant derrière lui les six voitures de police lancées à sa poursuite"...

C'est sa chaîne préférée. Mais lorsque l'émission sera terminée, il zappera sur n'importe quelle autre et se délectera de ce qu'il aura trouvé. Fut-ce Winnie l'ourson ou un soap brésilien.

De temps à autre, les deux Yorkshire poisseux dont les griffes crépitent sur le carrelage bondissent sur son corps vissé au canapé. S'il est dans un bon jour, il leur caresse le museau. De mauvais poil, il les renvoie au sol d'un revers de manche. Avant d'ajouter : "Putain Bernadette, tu me l'apportes ce saucisson, oui ou merde ?"

Bernadette s'excuse et s'exécute. Comme tous les soirs depuis presque vingt ans. Un peu plus tard, lorsqu'il lui fera remarquer, à table, en s'assurant bien que tout le monde écoute, que le rôti n'est pas assez cuit ou que les patates ne sont pas assez salées, elle ne bronchera pas davantage. Et la fusillade du western passant juste derrière l'emportera sur un silence éloquent.

Je m'interroge sur les premières années de leur (re)mariage. Etait-il aussi ouvertement raciste ? Avait-elle autant besoin d'un macho ?

Il se ressert un pastis. Ajuste ses chaussettes blanches et remonte son pantalon de jogging luisant. C'est plus que l'heure de passer à table. Qui mettra le couvert, sa femme ou sa fille ? "Bon, Karine, tu dégages cet ordinateur de là ou je t'en colle une ?"

L'ado ébouriffée arrive, mollassonne, clope au doigt et pouce dans la bouche, marmonne deux ou trois phrases que personne n'entendra distinctement, elles aussi couvertes par les aboiements conjugués de la télé et des chiens, puis retourne se scotcher sur MSN avec ses copines, lol, mdr.

Pamela et moi nous regardons, à défaut de pouvoir engager une discussion que nous savons vouée à l'échec. Ici on ne parle pas, on crie. On ne communique pas, on s'engueule. On n'ouvre la bouche que pour dire ce qui déplaît. On ne se réjouit que de la nouvelle coiffure de Claire Chazal ou la victoire des Bleus en direct.

Pamela a vécu ici. Incapable de se mêler au rituel du tube cathodique trash 24/24, elle se terrait dans sa chambre en attendant que ça passe. Et ça a fini par passer.

A gauche du canapé, j'avise une pile de Télé 7 jours. J'en feuilletterai peut-être un exemplaire, la nuit prochaine, quand le sommeil aura disparu, happé par les draps à l'odeur incertaine qu'on n'a pas changés pour notre venue.

"La voiture du fuyard heurte soudain un autre véhicule dont le conducteur est immédiatement éjecté"... Et le sergent Taylor, de la police de Los Angeles, de souligner que c'est un miracle que l'accident n'ait pas provoqué un carambolage en chaîne.

Sa petite cinquantaine à venir, content de lui et de sa vie exempte de toute remise en question, l'homme sourit. La soirée se passe selon ses règles, dans son univers, sous son commandement. Une fois de plus, nous serons venus passer un week-end parce quand même, on ne se voit pas souvent, venez donc la semaine prochaine... Et nous repartirons écoeurés, vidés, imprégnés de tabac froid et de pisse de chien, abasourdis qu'on puisse être à ce point imbibé de beaufitude crasse et aussi loin des vrais échanges familiaux.

Nous nous jurerons que c'était la dernière fois.

Tout en sachant très bien que pour de multiples raisons parmi lesquelles la nécessité, pour une grand mère, de voir grandir ses petits enfants, nous serons bien obligés de revenir.

À Sylvesterland.

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Commentaires
E
Tu décris sans complaisance la condition ouvrière, la folie née de la misère et de l'alcool. Bref, Du Zola moderne...
S
Charlie, tu deviens vraiment comme ça ?? Si c'est ça je te parle plus et plus de Mac Do ensemble ! Je vais te surveiller du coin de l'oeil dès fois que la transformation opère au boulot !
C
Aqua : non, ce n'est pas nul, ça me donne même envie de faire un jour un vrai billet sur Ken et Barbie (et leurs déclinaisons dans le monde réel). Si tu repasses par-là, ton commentaire sera le bienvenu.<br /> <br /> Khalya : mais... tu es en train de me décrire, là ! Maniaque de l'ordre et de la propreté, allergique aux chiens... Bon sang, ça y est, je me transforme... Au secours !<br /> <br /> uovo : une fois encore, ce qui nous navre nous fait aussi beaucoup rire, et vice versa.
U
J'ai ri, j'avoue, mais au final, ton texte me laisse avec une certaine tristesse.<br /> En tout cas Charlie, bravo pour ce texte, il a quelque chose de très fort.
K
Me rappelle des mauvais souvenirs, chiens en moins (il détestait les animaux) et pantalon de velours côtelé en lieu et place du jogging.... Plus d'ado à la maison et hyper maniaque sur l'ordre et la propreté.Heureusement, je ne suis plus obligée de supporter ÇA (mon "cher" ex beau père) depuis 10 ans ^^ et déterminée à ne plus avoir à le faire!
Ce sera sans moi !
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